La grève créole et la danseuse de ka

Les aventures de Damida, la petite créole

ou
Dieu est Maîtresse-Femme Créole

Maxette Olsson

“Il nous faut donc tout faire en même temps: placer notre écriture dans l'allant des forces progressistes qui s'activent pour notre libération, et ne point délaisser la recherche d'une esthétique neuve sans laquelle il n'est point d'art, encore moins de littérature.” “ Éloge de la créolité - in  praise of creolness - Jean Barnabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant. (Édition bilingue Gallimard )!

Maxette



La grève créole

Personne ne sait si c'était pour punir Papa Dodo d'être un communiste "bèt' a gyab'” (bête à diable) mais, un matin un paquet de gendarmes sont venus chercher son fils dans des jeep kakis, sous l'accusation de vol de bouées. Papa Dodo apparemment d'un calme de flache, ne semblait pas de remarquer le blokoto (l'agitation) autour de lui. D'une colère blanche et froide, il rabotait avec une force à faire gicler les copeaux qui ne s'envolaient pas, mais retombaient brusquement sur le sol. Flap! Flap! Flap! Les palpitations s'accélérèrent à grandes bourrades dans  la poitrine de Damida lorsqu'elle vit son grand frère entouré de ses hommes blancs en uniforme couleur de leur jeep, devant tous les voisins muselés qui assistaient au spectacle. Croix sur bouche. 

Ce mémorable soir, pareil à un cyclone imprévu, la révolution en papa Dodo se réveilla et gronda Bondong! Bong! En six-quatre-deux, il transforma son atelier en un siège de manifestation et vociférait les poings levés. C'était la première fois que Damida le voyait sortir de ses gonds. Il semblait être à la charnière de deux personnalités. Il vibrionnait, tournaillait, vociférait et rauquait comme un tigre à qui on a ravit son petit.

- Pour dé bouées, ces capitalistes, ces enfants de garces mettent mon fils à la geôle et l'ont donné un paquet de coups. Ça ne va pas se passer comme ça. C'est fini l'esclavage... ils ne vont pas péter mon écale... ce n'est pas juste. Où est la justice pour nous les Guadakériens!

-Wè sé vré a'w! Bayadan! (C'est vrai! Continue!) s'exclamait l'assistance composée uniquement d'hommes. Tous des travailleurs descendus des petites communes: des pêcheurs, des planteurs, des fouilleurs d'ignames, des joueurs de musique, des scieurs de bois, des faiseurs de charbon, des coupeurs de canne, des gonfleurs de roues de bicyclettes, des jeteurs de tinettes et d'ordures, des faiseurs de réchauds, des charrons, des rémouleurs, des balayeurs de rues, des ramasseurs de ravets (cafards) morts et de caca-chien, des tueurs de rats, des rempailleurs, des ferblantiers, des faiseurs de lampes, des flitoxeurs de maringouins, des marcheurs dans les bois, des maçons, des carreleurs, des joueurs de tambou, des surveilleurs de cimetière, des électriciens, des fossoyeurs, des nettoyeurs de plage, des graveurs de calebasse, des transporteurs de ciment, des poseurs de briques, des dockers, des enfileurs de graines l'Eglise, des cordonniers, des charretiers, des casseurs de pierres, des chercheurs de ouassous, des pousseurs de brouettes, des chauffeurs, des mélangeurs de ciment, des arroseurs et faiseurs de jardins, des déballeurs, des mako (curieux professionnels)... oui tous, tous les comices de DPP (Débrouillard-Pas-Péché) étaient venus, tous étaient là pour manifester à la libération de José le fils du charpentier Papa Dodo qui déclamait.

- Et maintenant jè lè prends en bon français pour vous tous comprenez.

- Apiyé! (C'est d'accord!) ponctuait la foule des travailleurs.

- Jè travaille sept jours dè la semaine. (deux) jours pour moi et ma famille. Senk (cinq) jours pour les impôts.

- C'est d'accord!

- J'anmègde pas personne. Jè n'ai pas le temps.

- C'est d'accord!

- Parce que jè dèmande en pètit faveur, on dit comme quoi què jè suis en cominis kisisi-kisila (etc.).

- Et alors!

- Parce que même si jè suis un cominis, jè suis sorti di même tou (trou) què vous. Qui monsieur Maillard, qui dè Gaulle, qui vous tous sur cette Terre que Dieu a fait.

- C'est d'accord! C'est d'accord! continuait à scander la petite foule trempée de sueur à cause des portes fermées.

Ces soirs de rassemblement, Fifille s'enfermait avec sa petite fille dans la chambre et en grande confidence, exécutait exceptionnellement un acte défendu, car elle était une "sœur" adventiste du septième jour. Elle l'initiait aux sept rythmes du gwoka qu'elle avait dû abandonner à sa conversion adventiste: léwòz, toumblak, toumblak chiré, woulé, menndé, kagyanbèl, kaladja. Elle revivait les cérémonies, imitait les différences de sonorité du  boula et du marqueur.

-Tini dé tanbou: boula la ka fè bas-la é makè la ka ba-w son-la. Kontè la ka ba-y la vwa é i ka mandé lé répondè. (Il y a deux sons de tambour: le boula est l'accord de base et le marqueur vous donne le son. Le chanteur commence le thème et demande les répondeurs (le chœur)), expliquait-elle.

Elle trémoussait ses célèbres coups de reins de toumblak chiré, piquait un woulé, reprenait les pas, se secouait un menndé et relatait la somptuosité de ses tenues soyeuses samba, l'élégance étant absolument indispensable aux soirées de gwoka.

- J'allais au lérose au commandement. Mes robes en soie doublées de jupons dentelle anglaise très étoffés faisaient chchchwa-chchchwa-chchchwa... je les relevais pour leur donner le pas. Et quand apparaissait Ti-Constantin avec son ka tendu d'une liane spéciale habillé de son costume blanc bien amidonné assorti à son panama messieurs et dames! Vous faisiez caca sur vous. Boug-la té ka kasé. (Le type était d'une élégance.) Lorsqu'il se couchait sur son tambour  tous les esprits sortaient de leur trou et vous ne pouviez vous empêcher de lui donner le coup de reins. Sa langue claquait contre son palais. Elle se raclait la gorge, imitait le son du tambour dans un boulagyèl, son parler créole revenu comme le naturel au galop.

-Ti moun, an ka ba-w fré mé pa di pon moun' ki an ka dansé kon lè mond siouplé. Sé défandi dansé sa. Ou tann Damida? Granjand-moun pa ka dansé sa. (Ma petite je t'initie, mais je te prie de ne raconter à quiconque que je danse comme le monde? C'est défendu d'exécuter ces danses. Tu m'entends? Les gens biens ne s'exhibent pas ainsi en public.

Le monde composait globalement tous ceux qui n'avaient pas embrassé l'interprétation de la Bible des "frères et sœurs" adventistes et tous ceux qui appartenaient à une autre croyance que la leur.

Les confessions adventistes se faisaient en petits groupes, auxquelles Damida assistait pour se délecter du verre de jus de raisin qui remplaçait le sang de Jésus et manger le bout de biscuit salé qui représentait son corps. Sous l'attention de l'assistance, les convertis avouaient courageusement leurs fautes et priaient chacun pour demander pardon en tutoyant Dieu: "Mon Dieu Tout-Puissant, je te demande de me pardonner pour avoir dit du mal de la voisine qui m'embête pour un petit morceau de terre qui t'appartient. D'accord, je vais le barrer. En attendant, aide moi à supporter ces attaques avec foi et bonne humeur et que cette dame soit bénie avec toute sa famille. Amen." était la confession d'une sœur à Dieu.

Ils se recueillaient et se lavaient les pieds entre eux dans une petite cuvette en émail. Jamais Damida n'avait entendu sa grand-mère confesser qu'elle lui enseignait le gwoka. Ce qui lui prouvait que ce n'était pas un péché. Lorsque sa grand-mère s'attardait dans une conversation entre adultes où elle risquait de se marir, elle la grouillait en lui en tirant le bras. "Bonne-manman allons rentrer à la maison! Je veux que tu danses pour moi." Elle se recevait une petite tape discrète sur la joue qui la forçait à se taire jusqu'à oublier sa nuisible proposition. Plus tard, lorsqu'elles elles étaient seules, lui était admonesté une vive réprimande sur l'importance de garder le secret: "Gadé timoun! Ou bizwen mélé mwen? An ja di-w pa rakonté zafè an mwen ti moun. An tan an té ka dansé gwoka yo té ka di an té modi. Pa di douvan moun an toujou ka rimé koupyon an mwen. Yo ja ka salé mwen, ou bizwen yo fri mwen. (Dis donc toi! Tu veux me mêler? Je t'ai déjà dit de ne pas me trahir. Dans le temps où je dansais le gwoka, on me traitait de maudite, de salope et de femme de mauvaise vie. Ne dévoile pas aux autres que je me déhanche. Déjà qu'ils m'ont salé, tu veux qu'ils me fassent frire.)"

Oh! Elle voulait tant déclamer l'art de sa grand-mère. Quel mal Messieurs et Mesdames y avait-il de pratiquer sa tradition et de les transmettre à ses petits enfants?

Quelle beauté chabine chaude lorsqu'elle dansait la bamboula sa bonne-manman chérie! Papa Dodo en réunion, confinées toutes les deux dans la chambre à coucher, elle se défoulait, se déchaînait, se démâtait, se déchirait, s'éventait, se secouait... Elle revivifiait ses mêmes danses prohibées qui lui avaient valu une réputation douteuse exorcisée en s'accrochant à sa Bible:  "Aimez-vous les uns les autres." Elle scandait ses pas à son son de gorge.   "GGGzzzzzzzz... GGGzzzzzzz... Ansinèl lévé, mété limyè!" (Ansinèl réveille toi et allume la lumière?) (chanson traditionnelle et populaire) Elle se desserrait momentanément du carcan rigoriste des adventistes du septième jour. Elle était transformée de  "sœur" en bayadère (danseuse sacrée de l'Inde).

"An ka mandé lé répondè
Lé répondè waké lé men
Pou an ba zòt listwa a Fifi
Fifi sé on mal-fanm
I ka rimé toumblack chiré
Lè-w gadé yo di i pa bon
Dé jou la sa i an bonDyé
Paka rimé, paka dansé
paka chomé, paka chanté nwèl
Pa nonmé non a Fifi
Si-w nonmé di Sen-Fifi

(Je demande le chœur
Battez des mains
Que je vous raconte l'histoire de Fifi
Fifi est une grande Dame
Qui danse le toumblack chiré
On l'a dénigré et critiqué
Depuis ce jour elle ne danse plus
Ne s'amuse pas, ne chante pas Noël
Ne nommez pas le nom de Fifi
Si vous dites son nom dites Saint-Fifi)

Dans la règle de l'art martial, de deux rapides coups de pied, bonne-manman se délestait de ses sandales, un trépignement la transportait, le plancher tremblait sous ses pieds nus, les meubles applaudissaient à tout rompre, la sueur perlait de son nez, sa tête allait et venait à une folle vitesse, ses cheveux lançaient des épingles, ses épaules se secouaient le joug, ses gros seins se délectaient de volupté, ses reins tourbillonnaient similaire au ventilateur à hélices du plafond. Elle se soulevait de terre devant son seul spectateur, sa petite fille. En transe, possédée par le ronflement du gwoka qu'elle était seule à entendre, Fifille défiait les répondeurs invisibles en leur demandant de waké (battre) les mains. Sa voix traversait les cloisons.

"Enrajé si zò vlé (ter)
A pa zékal an mwen zò ké kasé.
Lé répondè waké lé men
Pou an ba zót fré a Fifille
Vwayajèz Gwadloup-la
I chayé dlo ba lé disidan
Pa nonmé non a Fifiy
Si ou nonmé non a Fifiy
Pa obliyé mété Bon Dyé.”

(Soyez enragés si vous voulez
Vous ne m'aurez pas
Le chœur battez les mains
Que je vous raconte l'histoire de Fifille
La voyageuse de la Guadeloupe
Qui a charroyé de l'eau pour les dissidents
Ne nommez pas Fifille
Si vous la nommez
N'oubliez pas de l'accoler au nom de Dieu.)"

Cette soirée d'agitation, elle toumblacka (danse de déhanchement) et fît le rite du pété-pied (battre le sol de ses pieds), danse exécutée auparavant, pour réveiller les esprits qui partaient libérer les esclaves de leurs chaînes de forçat.

Au rez-de-chaussée, son atelier solidement barricadé, papa Dodo réveillait sa classe ouvrière en s'excitant plus volubile que jamais:

-Écoutez moi très sérieusement! Jè parlé lé français dé grands Nèg'. Monsieur Maillard est un blagueur dè prèmière classe. C'est moi qui vous dit ça. Il nous couillonne nous tous les petits travailleurs. Pour le moment, il a mis mon fils à la geôle pour que j'arrête dè parler. Nous nè sommes plus des esclaves. C'est fini ça. Je répète que notrè coulèr dè peau nè vé pas dire que nous sommes couillons. Cè Monsieur Maillard nous raconte des vyé (vieux) blagues a mas (bobards) dè nanni nannan (d'antan) comme quoi... que l'argent c'est le butin du diable, un diable que je suis soi-disant et pendant ce temps, il met tout lahan (l'argent) dans sa poche. Il a (deux) restaurants, en grand habitation, dé (deux) maisons en France, sans compter l'hôtel qu'il construit... et pour lui tout seul il a cinq voitures automobiles tounèf (tout neuf). Pa en (pas un). Pa dé (pas deux). Cinq! Comment on pé (peut) conduire cinq automobiles à la fois? Dites moi ça en pé.  C'est fini de nous couillonner. Aujourd'hui, c'est le moment dè tenir sa promesse. Nous avons la comprènette des vices de la politique maintenant. Il met mon fils à la geôle pour (deux) bouées, mais... messieurs et mesdames... Où est lè pont pour traverser la Rivière-des-Mères? Où est l'école pour lé touts pètits enfants? Où est l'augmentation pour les vidèrs dè poubelle? Où est la sékirité sociale pour les pèti (petits) travaillèrs comme nous?  Où est la pension dè vieillesse? Où est tous qu'on nous a promis pour nous les travaillèrs? Où est le? Où est la? Où est les?

- Où est le? Où est la? Où est les? criait la foule.

-Une parole est une parole. Il faut tenir votre parole Misyé Maillard. Il nè faut pa courir M. Lè Préfet. On va pas vous manger. C'est vous les cannibales qui mangé lè corps dè Jésus. Pas nous. Et vous n´allez pas nous faire manger la vache enragée. Moi, je n'ai pas fait grand l'école comme vous, mais je suis un homme dè parole. On dit que parole en bouche n'est pas chaj (charge), mais c'est la seule fòs (force) dè communiquer que moi jè connais. Je répète que moi Dodo Vabis, jè suis un HOMME DÈ PAROLE! C'est nous qui construit notre île avec nos dé (deux) mains. On nous donne des rendez-vous, on vient pas. On nous fait promesses sir promesses et nous on voit rien vènir. Faut pas nous jèter dans lé poils à gratter quand on nè porte pas dè caleçon. C'est pas gentil ça.  C'est là qu'on dèvient mauvais sujets. Faut pas nous prende pou des couillons. où est tou cè qu´on nous a promis? Où est les?

-Wè! Où est lè? ROULO! BRAVO! BAYADAN DODO! applaudissait la foule à tour de bras pendant que papa Dodo continuait:

-Donnez nous cè que vous avez à nous donner, une fois là même! Donnez nous notre dignité! Respectez nous! Mettez l'argent sur la table! C'est notre droit.

-WÉLÉLÉ! ROULO! BRAVO DODO! DODO! DODO! DODO! ...

Les travailleurs excités se levaient, battaient des mains et des pieds.

Il est à constater que ce discours fût attribué à beaucoup d'autres politiciens, sauf à Papa Dodo, parce qu'il n'était que charpentier, comme le beau-père de Jésus dont Fifille continuait à suivre le sermon.

Le temps des guili-guili était passé. José fût libéré à la condition d'être expédié en France par le B. U. D. A. F (acronyme du Bureau Unifié au Dépeuplement des Antilles Françaises). Une organisation qui exilait tous les indésirables de l'île et ceux qui voulaient voir ailleurs comment on est bien chez soi. En écoutant sur l'électrophone la rengaine à la mode de Raphaël Zachille le saxophoniste du Bas-du-Bourg à Basse-Terre en Guadeloupe, Damida pensait à son José.

 "Mwen dòmi déwò (ter)  
Mwen dómi dèwò
Mwen dòmi an tou a métwo
Ay! Ka fè fwèt
Kon adan on frijidè....

(J'ai dormi dans la rue (ter)
J'ai dormi dans la rue
J'ai dormi dans le trou du métro
Aïe! Il fait froid
Comme dans un frigidaire...)"

Maxette Olsson